Par Rachid Ennassiri et Said El Mansour Cherkaoui Chargé par la direction du journal où il travaillait, Driss devait effectuer un reportage sur le développement des sports nautiques dans sa ville natale El Jadida. Une telle tâche ne lui semblait pas laborieuse puisqu’il connaissait parfaitement le lieu où l’on pratiquait l’ensemble de ces sports: le club nautique d’El Jadida : espace mythique pour toute une génération où il avait passé presque toute son enfance. Pour Driss c’est une fenêtre d'opportunité qui s’ouvrait devant lui et qui allait lui permettre de refléter les images et les moments de sa jeunesse. Il se rappela les premiers préparatifs de son premier voyage maritime qui pour lui était similaire a celui des grands explorateurs tel que Vasco de Gamma ou Magellan.. Au fait, leur origine était la même que la ville ou Driss fut né, Fortaleza Mazagao fut effectivement bâtie par les Portugais en tant qu’escale pour leurs explorations et leurs recherches pour les liens entre les multiples océans qui demeuraient encore mystérieux, attractifs avec pleins d’aventures et surtout jaloux de leurs ressources. Photo Said El Mansour Cherkaoui Sans plus tarder, Driss rassembla le nécessaire à son voyage y compris son matériel photographique et prit la route de Casablanca en direction d’El Jadida. Une fois sur place il se dirigea d’un seul pas au port et spécialement au Club Nautique (CN). Euphorique , il se mît tout de suite au travail…il fît d’abord un tour de repérage dans les locaux qu’il n’avait plus visités depuis plus de trente ans et clôtura ensuite cette première séance de travail par une pause café au restaurant du club…le temps d’esquisser un plan pouvant l’aider à structurer son reportage. Son attention fut tout de suite attirée par une photo accrochée d’une façon anodine à l’entrée du restaurant. Cette photo qui a vrai dire est un monument de la mémoire occultée de ce lieu, elle immortalise un équipage cosmopolite, composé de huit membres posant devant un bateau entièrement construit en papyrus. Animé de tendresse, Driss se rapprocha un peu plus de la photo et s’est tout de suite souvenu de l’événement qu’elle relatait. Contemplatif il s’est brusquement senti englouti sous un déluge de souvenirs. Un malaise et une joie se succédèrent comme sensation brusque et rapide dans les yeux de Driss. Il avait l’impression d'être pris dans un tourbillon, une sorte de tempête secouait ses souvenirs comme de hautes vagues qui s’abattaient sur lui de partout et de nulle part. Driss, resta de pied-ferme comme un respectable maître-à-bord essaye de mener à bon port ses pensées en gardant le cap fixé sur le déferlement de ces flash-back saccadé d’images claires et floues, des lieux lointains et proches et de personnages familiers, imprécis , de noms et des surnoms connus et incertains , tout tournait autour de lui comme un manège sans frein ni musique, sans début et sans fin. Driss sentit une sueur froide coulant entre ses yeux alors que son front était chaud; Driss était pris par une transe si forte, qu’une frayeur profonde envahissait ses pensées et le transporta dans un monde d’un autre temps en compagnie d’autres personnages que le temps avait enseveli sous la succession des âges. Soudain, le Club Nautique devient rempli d'âmes et d’esprits que seule sa mémoire profonde pouvait identifier et projeter leur existence sur la façade de cette subite et nouvelle réalité qui l’entourait malgré sa propre conscience du lieu et du temps et cela tel qu’un faisceau de lumière provenant d’un tunnel obscure. Dans ce tumulte meublé de contrastes, Driss était effrayé non pas par cette vision mais par la pensée d’égarer la source de cette lumière qui jaillissait de nulle part et projetait autour de lui tout ce monde que seuls les esprits de sa mémoire devenue subitement féconde peut expliquer leur existence comme leur relation avec ce lieu devenu un endroit de pèlerinage saint. Driss tentait de s’accrocher à cette cascade de souvenirs et de mémoires, réalisant que certains fait réels qu’il avait vécu pourraient en fait être utiles pour son reportag/ Driss décida donc de se mettre à table afin de mettre de l’ordre dans sa mémoire. Il y plongea en apnée… arriva tout doucement jusqu’à son fin fond tel un explorateur des fonds marins…puis vit jaillir une petite lumière miroitante. Driss s’en rapprocha affectueusement, en fit le tour avec précaution puis esquissa un petit sourire après l’avoir reconnu... c’était le souvenir qu’il gardait de sa première journée passée au Club Nautique à l’âge de dix ans. Photo Said El Mansour Cherkaoui Driss se souviendra toujours de cet instant qui a scellé son attachement à cet espace… Ce jour ci le club Nautique était sens dessus sens dessous. On se préparait hâtivement à organiser une manifestation sportive d’envergure internationale. Au programme, étaient prévus une course au canard ,un match de water polo dans le bassin du port et une course de bateaux off shore. Une tribune officielle fut érigée pour l’occasion et l’événement fut rehaussé par la présence de son Altesse royale feu Moulay Abdallah… Cette grande fête fut pour lui et pour d’autres, le déclenchement de son amour des sports de la mer… (Il se demanda alors qui se souvenait encore de cette grande fête inscrite à jamais dans la mémoire du club)… Bénéficiant de certaines facilités accordées, dans le temps, par les membres du comité pour encourager les jeunes marocains à pratiquer la voile, il devint membre du club grâce à un système de parrainage des plus rigoureux qui exigeait que toute demande d’inscription soit validée par au moins deux membres du comité. On ne choisissait pas les inscrits en fonction de leur situation sociale mais plutôt de leurs qualités individuelles à travers la renommée qu’avait leur famille en terme de respect pour les autres… valeur qui fondait tout le règlement intérieur du club. Il fut tout de suite pris en charge par le moniteur de voile .Il eut droit comme à l’accoutumée à un véritable cour de civisme et de comportements a adopter au sein du club avant de commencer celui de la pratique de la voile…c’est qu’au club l’esprit éducatif était de mise et les valeurs nobles qu’enseignait le sport étaient mises en exergue a tout moment (la aussi il se demanda qui de nos jours respectait-il encore ses principes, ces valeurs, tout un code de conduite) . Il fallait réussir l'examen d’entrée pire que celui de l'ancien Certificat d'Etudes Primaires. En termes de préparation morale, ce fut un vrai parcours du combattant. Driss se disait, un voyage d’Ulysse avec toutes ses épreuves juste pour pouvoir arriver a bon port, le port ou amarraient les Caravelles venant visiter Fortaleza Mazagao. Le nombre d’inscrits augmentait et les amitiés se tissaient autour des plaisirs que leur octroyait la pratique des divers sports nautiques …Natation, voile, aviron, ski nautique, water polo, traversées en mer (voile et natation) pêche à la ligne ou à la traîne… . Les descendants des navigateurs-Bahriya Margaghanis étaient conscients de la chance qu’ils avaient et s’y donnaient à cœur joie. Bien sur, il y avait le côté plaisant de ces sports qui attirait de plus en plus de pratiquants, mais il y avait également et surtout le coté compétitif. Il se souviendra toujours de l’organisation quotidienne en période estivale des différentes compétitions et spécialement celle des voiliers. Ces bateaux ont été construits dans les locaux du club par un grand menuisier de la ville : Mâalem Moussa…grand moment de créativité qui vit tel un atelier la participation d’un bon nombre de jeunes émerveillés par cette expérience (et la aussi il se demanda qui de nos jours entreprenait-il encore de telles actions)...Pendant ce temps, il restait toujours contemplatif de la photo et ses souvenirs revenaient de plus en plus dans l’ordre. C’est alors qu’il vit surgir l’un des plus précieux d’entre eux : les régates ou plus communément les courses de voiliers…Ces régates en mer (au large) ou dans l’enceinte du port étaient incontestablement considérées comme les moments forts et chauds du Club Nautique. Photo Regate dans le Port Préparatifs des bateaux pour la régate . Régate dans l’enceinte du port. Elles le furent non seulement par leur aspect compétitif où chaque régatier essayait bon an mal an de se classer parmi les trois premiers mais surtout qu’elles se déroulaient dans une ambiance festive .Ainsi pendant la course en mer on se livrait à une bataille sportive des plus acharnées, dans le respect du Fair Play et en observant strictement les règles de cette discipline. Une fois la régate terminée, place donc aux résultats et au débriefing et tout le monde redevenait alors ami, frère, et compagnon. Et oui…quelque soit ce qui c’était passé, tous ces jeunes avaient leur manière d’appréhender les choses…très simples et avec beaucoup de respect. Un héritage de leurs aînés, ceux là même qui avaient instauré ce système de sélection et de parrainage pour l’adhésion au club .On comprend alors aisément la finalité de ce système qui n’est autre que d’enseigner aux jeunes sportifs et autres la capacité à vivre ensemble sans distinction aucune… valeur suprême pour s’affirmer et s’épanouir dans ce lieu. Et là étrangement Driss ne se demanda pas si de telles valeurs étaient encore enseignées de nos jours. Débriefing et ambiance après régates Dans le même ordre d’idées et c’est le cas de le dire, un autre souvenir vint pour lui rappeler aussi l’esprit d’équipe et le sens de solidarité qui animaient les traversées à la nage du port à la plage de la ville…Pas de vainqueurs ni de vaincus…uniquement la détermination de ces nageurs à aller jusqu’au bout de leurs limites…ainsi pendant la traversée , non sans risques ,ils s’encourageaient les uns les autres, tous autant qu’ils étaient , telle une grande famille composée des Samir Tibary, Puglisi, Namany, Gully ,Garnaoui, Laroui ,Naciri, Khatib ,Hajtahar ,Sairi, Lahlou, Sbai, Hachlaf, Cafin Marco, Nejras ,Farés, Laakiri, Zaim, Farhi, Berrechid, Mahassini, Chrif, Benyous, Lahlali, ,Arduin, Bouganim ,Amlin, Cherkaoui sans oublier Ahmed …et bien sur Driss. Photo Traversées à la nage : photos prises après l’arrivée à la plage d’El Jadida Alors que sa mémoire s’apprêtait à faire remonter à la surface un autre souvenir, Driss fut arraché (non sans regret) à sa longue séance de méditation par une voix assez lointaine : - Monsieur, Monsieur… Driss se retourna et remarqua tout près de lui la présence d’un jeune homme qu’il n’eut aucun mal à identifier: c’était le serveur du restaurant. - Oui jeune homme…vous vouliez me dire quelque chose. - Excusez-moi monsieur mais depuis tout à l’heure je vous vois devant cette photo sans rien dire… j'espère que vous allez bien ? - D’abord j'apprécie votre attention a mon egard, En fait, Driss au fond de lui, il ne pouvait s'empêcher de se sentir que mieux après tant d'années à l'écart de ce lieu qu’il redécouvrit comme un nouveau lieu saint pour ses mémoires soudainement éclairées par cette photo que lui seul pouvait mesurer la profondeur de sa référence. Driss était sous l’effet d’un voyage spirituel qu’une voix subite le fit revenir sur les quais de ce Club Nautique Mythique, il entenda le serveur répétant avec une voix hésitante: - Monsieur, est ce que vous voulez que j'vous sers une boisson rafraîchissante? Driss réalisa que cette voix lui était adressée et il reprit sa contenance et répondit: - Peut être bien, merci… mais plus tard si j’ai le temps …Maintenant revenons à la question que vous m’avez posée : vous m’avez demandé si je me sentais bien… avant de vous répondre, permettez moi à mon tour de vous en poser une. question. Driss sans attendre la réponse du Serveur et appliquant l’adage de “on n’est jamais bien servi que par soi-même, il enchaîna a l'intention du Serveur: - Est ce que vous connaissez l’histoire de cette photo ? - Non . - Alors dans ce cas jeune homme, je vois la un vrai problème…certes ce n’est pas de votre faute…et si personne ne vous en a parlé. Je peux donc conclure que c’est que ce lieu qui a un sacré problème de mémoire …mais ceci est une autre histoire. Le serveur devint plus attentif et demanda à Driss: - Alors racontez-moi… Tu dois avoir l'âge de mon Fils alors permets-moi de te tutoyer. Vois-tu mon fils, cette photo à une grande valeur sentimentale pour moi. Driss sentit que c'était son devoir de restituer la valeur a cette image comme si il devrait légitimer sa présence tout en rendant la gloire a ce Club Nautique où il avait effectivement vécu la gloire de sa propre jeunesse et où il avait partagé les delices de l’Atlantique avec ses coéquipiers et les membres de ce Club Nautique qui dans une certaine mesure était une élite de la gente mazaganaise et les visiteurs étaient d’un rang et d’un niveau international de renommée glorieuse aussi. Pour toutes ces raisons, Driss prit la dérive pour son récit sur cette photo voyant que le Serveur resta planté la devant lui attendant les explications sur cette photo subitement devenue le centre d'intérêt dans tout ce Club Nautique. Photo Râ II en mer calme Râ II en mer agitée Driss enchaîna donc: Cette photo fut prise au port de Safi le 17 Mai 1970, jour du départ de l’expédition Râ II. Cette expédition a été initiée par le navigateur, explorateur, anthropologue et historien le norvégien Thor Heyerdal (troisième à partir de la gauche). Les autres membres de l’équipage sont tous de nationalités différentes et on remarque aussi la presence du Marocain Madani Ait Ouhani (troisième à partir de la droite). Aussi, le bateau derrière a été construit en papyrus pour effectuer la traversée de l’Atlantique en partant du port de Safi jusqu'à la Barbade dans les Caraïbes. Après l’échec de la première tentative de Râ I en 1969, Thor Heyerdal renouvela l’expérience en 1970 avec Râ II. Il voulait démontrer qu’une telle embarcation et que des Egyptiens auraient pu et peut être avait pu traverser l’océan pendant l’Antiquité que les Pyramides du Mexique et du Guatemala trouvèrent leur raison d'être dans un tel voyage. Cette fois ci l’expédition a été couronnée de succès après une traversée qui a duré 57 jours en parcourant quelques 6.200 kms. Pendant la traversée chaque membre de l’équipage avait une tâche précise…Madani Ait Ouhani par exemple était chargé de collecter les échantillons marins pour mesurer, déjà à l’époque, l’état de pollution de la mer. Driss prit une pause suivie d’un soupir, le tout parce qu’il avait besoin de se ravitailler en oxygène et d’une voix voilée par l'émotion, il réenclencha avec: Vois-tu jeune homme… les huit hommes que tu vois sur la photo sont tous de races, de cultures, de religions et de nationalités différentes …et pourtant pendant 57 jours, ils ont cohabité en parfaite harmonie. Et c’est exactement cet état d’esprit qui était le nôtre, ici au club nautique. Cela correspondait parfaitement à notre façon de voire la vie : le goût de l’aventure, l’envie et la soif d’apprendre, le besoin de découvrir et de partager avec les autres ,la tentation d’aller le plus loin possible vers l’horizon, la cohabitation ,le respect ,l’amour et la fête…voilà ce que nous étions : de grands amoureux de la mer. Bien sur, tu dois certainement te demander pourquoi autant d’intérêt pour cette photo…Et bien saches qu’une fois l’expédition terminée, des hommages dignes de la noblesse de la mission ont été rendus a l’équipage lors des réceptions organisées un peu partout. Les membres du comité du Club nautique eux aussi en grands amoureux de la mer, n’ont pas laissé échapper cette occasion et organisèrent ici dans ce restaurant une soirée en l’honneur de Madani Ait Ouhani .Cocktail dinatoire , signature d’autographes musique et ambiance festive rythmèrent la première partie de la soirée .Vint alors en deuxième partie le moment tant attendu …Madani tel un maestro se mit derrière son projecteur diapositives et s’en alla nous conter pendant une heure et demi toutes les étapes et péripéties de la traversée…L’éloquence et le sens de l’humour de Madani nous émerveillèrent et, sous le charme de l’instant en tant qu’amoureux de la mer ,nous fûmes en transe…la transe de la mer. En fin de soirée nous savions tous que nous venions de vivre un moment inoubliable. Voilà jeune homme la raison pour laquelle je suis resté devant cette photo sans rien dire. Maintenant je me demande comment un tel espace, j’entends par là le club nautique, qui a connu une période aussi faste et qui s’était pendant longtemps distingué par son esprit de modernisme, a pu oublier volontairement ou involontairement toute une partie de son histoire et qui fut certainement son âge d’or. Qu’en reste t-il ? une yole* totalement en ruine et une simple photo qui a miraculeusement survécu à tous ces changements...Où sont donc passés tous ces trophées, médailles photos, articles de presse et livre d’or…On n’en sait rien . Certes j’ai noté avec satisfaction les travaux réalisés au niveau des locaux et c’est une bonne chose pour l’avenir du club mais l’avenir a besoin d’un présent entièrement réconcilié avec sa mémoire pour mieux aller de l’avant…et dans ce domaine il y a beaucoup à faire. - Par exemple ? - Je ne peux pas te le dire tout de suite, mais tu le sauras prochainement en lisant mon article sur le journal . Sur ce Driss ramassa ses affaires et s’apprêta à quitter les lieux quand le serveur l’interpella. : - Mais monsieur comment pourrais-je le savoir et quel en sera le titre ? - Ca sera Râ III ou devoir de mémoire. - Et c’est pour quand ? - L’article c’est pour bientôt, mais Râ III c’est pour maintenant. * Yole: embarcation à avirons. Note de l’Auteur: Driss est notre Frère et notre Ami a nous Tous les Mazaganais - Jadidi qui furent membres du Club Nautique. On est Driss que mon Frère Driss disait que son Nom en réalité etait Darius en Perse - Allah ya Rahmou photo de Rachid Ennassiri et de Said El Mansour Cherkaoui |
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